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    Voici, en liaison avec la version du mois, un extrait de l'ouvrage de Luc FERRY,

    Sagesses d'Hier - extrait proposé par Jean-Claude Dutto que nous remercions ici - qui met

    en situation le chant V et donne la signification philosophique de l'épisode "Calypso".  

     

     Bonne lecture ! 

     

     

    CALYPSO, FIGURE DE L’OUBLI


    in SAGESSES D’HIER, Luc Ferry (J’ai Lu, 2015), pages 28-31.


    « Si un jour vous avez envie de lire ou de relire l’Odyssée, vous pourrez vous apercevoir que tous

    les obstacles semés par Poséidon sur la route du retour d’Ulysse vers Ithaque, sur son passage,

    donc, de la vie mauvaise à la vie bonne, sont liés à l’oubli. C’est un point philosophiquement très

    profond : il s’agit, pour Poséidon, de faire oublier à Ulysse le sens de sa vie, qui est toujours d’aller

    du chaos vers l’harmonie (…). Le chant des sirènes fait perdre la mémoire, tout comme les grains

    de lotus qui rendent les marins d’Ulysse parfaitement amnésiques, ou comme encore le chant de la

    magicienne, Circé. Il en va de même de ces sommeils subits qui s’emparent du héros au moment où

    il s’approche de la côte d’Ithaque, où cette terre tant désirée est en vue : saisi par la fatigue, il

    s’endort, oublie à nouveau le sens de son voyage, de toute sa vie en vérité, et le vent le repousse

    vers le cœur de la mer où il est à nouveau perdu : tout cela, ce sont des figures de l’oubli. Chaque

    fois, il s’agit de lui faire oublier le sens de sa vie, qui est d’aller vers l’harmonie, vers la vie bonne.

    Parmi toutes ces figures de l’oubli, il en est une particulièrement charmante, et c’est elle qui va

    nous permettre de saisir très exactement, de manière à la fois très précise et très concrète, la

    différence entre une spiritualité religieuse et une spiritualité laïque ou philosophique. Nous allons

    voir comment les Grecs, pour la première fois probablement dans l’histoire de l’humanité, vont

    définir la vie bonne sans recourir à Dieu ni à la foi : c’est en cela que l’histoire d’Ulysse est la

    matrice de la philosophie définie comme spiritualité laïque.

    Quelle est cette nouvelle figure de l’oubli qui va faire perdre beaucoup de temps à Ulysse (sept

    ans exactement, sur les dix années de son retour vers Ithaque) ? Elle porte un bien joli nom : elle

    s’appelle Calypso. Calypso est une divinité charmante. Son nom, en grec, vient du verbe caluptein,

    qui veut dire « cacher ». La petite Calypso est ravissante mais elle va décider de cacher Ulysse sur

    son île la plus longtemps possible, de le garder pour elle, par amour. Comme toutes les déesses, elle

    est d’une beauté absolue. Comme toutes les divinités, elle est aussi immortelle. Ulysse débarque sur

    l’île de Calypso pour faire eau, pour remettre des vivres dans son bateau : dès que Calypso

    l’aperçoit, elle tombe folle amoureuse de lui et décide de le garder sur son île.
     

     

    La vie bonne: retrouver sa place dans l’ordre cosmique.


    Non seulement Calypso est sublime, mais son île est un véritable paradis. Homère prend soin de

    souligner, dans une phrase très parlante, que Calypso appartient bien, elle aussi, aux figures de

    l’oubli qu’Ulysse doit sans cesse affronter : elle essayait, écrit-il, de « faire oublier à Ulysse

    Pénélope et Ithaque ». Calypso organise donc la vie d’Ulysse de la façon la plus douce et la plus

    agréable qui soit. L' île est vraiment paradisiaque. Il y a autour des deux amants – parce qu’elle

    passe son temps à faire l’amour avec lui – toute une pléiade de nymphettes qui s’affairent à leur

    rendre la vie particulièrement douce et agréable.

    Tout cela a l’air en effet paradisiaque, et pourtant, chaque soir, Ulysse va s’asseoir sur un rocher :

    il regarde dans la direction d’Ithaque et pleure toutes les larmes de son corps. En apparence, il a tout

    pour être heureux, tout ce qu’un homme peut désirer et pourtant il ne cesse de pleurer. Pourquoi ?

    Parce qu’il n’est pas à sa place dans l’Univers, il n’est pas encore rentré chez lui, il n’a pas retrouvé

    la vie bonne – nous verrons tout à l’heure pourquoi l’idée d’être « à sa place » dans l’ordre

    cosmique est cruciale pour définir la vie bonne dans la philosophie grecque et déjà, dans l’histoire

    d’Ulysse. Alors il pleure, il pleure tous les soirs pendant sept ans. Puis, pour des raisons qui seraient

    trop longues à raconter ici, Athéna, la fille préférée de Zeus, prend Ulysse en pitié et demande à son

    père de donner l’ordre à Calypso de le laisser rentrer chez lui. Zeus envoie alors Hermès, son

    messager, dire à Calypso qu’elle doit laisser partir Ulysse. Calypso est folle de rage et de désespoir.

    Elle peste contre les dieux. Elle leur dit : « Voilà, dès que nous, les divinités secondaires, nous 

    tombons amoureuses d’un mortel, vous nous punissez ! ». Elle est désespérée parce qu’elle aime

    vraiment Ulysse.
     

    C’est alors qu’elle va inventer un stratagème qui va nous permettre de voir exactement la

    différence entre une spiritualité religieuse et une spiritualité philosophique ou laïque. Ce petit

    moment-là est pour moi le point de départ de la philosophie. On le retrouvera chez Platon tout à

    l’heure, et c’est évidemment crucial, à proprement parler : on est à la croisée des chemins entre

    religion et philosophie. Pourquoi ? Que dit Calypso à Ulysse ? Elle lui dit ceci : « Si tu restes avec

    moi malgré l’ordre de Zeus, donc si tu restes avec moi volontairement, je t’offrirai ce qu’aucun

    mortel n’a jamais pu obtenir. » Et elle va lui faire une promesse religieuse, une promesse quasiment

    chrétienne avant la lettre, elle lui dit : « Si tu restes avec moi, je t’offrirai l’immortalité et la

    jeunesse éternelle. »

    Ce dernier détail est d’ailleurs assez comique dans le texte d’Homère. Calypso ajoute à

    l’immortalité la jeunesse éternelle en songeant à un précédent fâcheux : une divinité comme elle,

    Aurore, la fameuse Aurore aux doigts de rose, divinité du matin, était tombée comme Calypso

    amoureuse d’un mortel, un certain Tithon. Elle avait demandé elle aussi l’immortalité pour son

    homme, pour le garder avec elle, mais elle avait oublié d’y ajouter la jeunesse. Le malheureux finit

    donc par se ratatiner dans un coin du palais, devint totalement impropre à la consommation et,

    comme elle ne pouvait pas le tuer, Aurore le transforma en cigale pour s’en débarrasser. La petite

    Calypso dit donc à Ulysse : « Je ne ferai pas cette erreur, je te donnerai, en plus de l’immortalité, la

    jeunesse éternelle. » Vous voyez bien qu’il s’agit d’une promesse religieuse : elle lui propose de

    dépasser la condition humaine pour accéder à l’immortalité (ce que les Grecs appellent une

    « apothéose », une divinisation de l’humain : elle veut le transformer en immortel, c’est à dire en

    dieu). C’est une promesse d’immortalité comme en feront la plupart des grandes religions.

    Or, tenez-vous bien, Ulysse refuse – et ce refus signe la naissance de la philosophie en Grèce.

    Pourquoi ? Parce que ce refus signifie qu’aux yeux de ce sage qu’est devenu Ulysse au fil de ses

    guerres et de ses voyages, une vie de mortel réussie, une vie bonne de mortel est préférable à une

    vie d’immortel ratée. Pour lui, une vie d’immortel ratée, c’est une vie délocalisée, loin non

    seulement de chez soi, mais aussi une vie loin de soi-même puisque, en acceptant le statut de

    divinité, il cesserait d’être ce qu’il est vraiment, à savoir un humain. Il ne serait plus lui-même: il

    cesserait d’être Ulysse, il perdrait son identité. On voit ici apparaître en creux, dans ce refus

    d’Ulysse, la première définition laïque, non religieuse, philosophique, de la vie bonne. »

     

     

     

     

     


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